top of page

"La terre appartient à celui qui la rend meilleure".

            Cette phrase de Brecht, P. Fournel la garde sous les yeux dans l'atelier de sa maison. Or, personne mieux que lui ne peut s'approprier cette  pensée  puisqu'en alchimiste des sables il n'a cessé d'utiliser les terres, ocres et  limons pour interpréter son univers visionnaire. Transfigurant la matière de son art en sujet de son oeuvre, il nous livre de fascinantes toiles qui ont exploré l'infini des silences désertiques avant d'affronter le Verbe, passant de la transcription du monde sensible aux mots...

 

            Né à Rodez en 1924, dans une famille d’artisans brodeurs, Pierre Fournel dessine et peint dès l’enfance. Après avoir étudié à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris, il est nommé en 1950 professeur de dessin à Montpellier et participe bientôt avec François Desnoyer devenu son ami au groupe Montpellier-Sète. Il expérimente, cherche, grave et peint à l’huile des oeuvres traditionnelles représentant les villages et les paysages qu’il côtoie : Castelnau-le-Lez où il s’est installé non loin des mânes de F. Bazille, Clapiers, La Pompignane, les solitudes vierges des Causses et des Garrigues, les Alpilles, l’Espagne...

A partir de 1970, grâce à l’emploi de la peinture acrylique qui permet tous les apports, il  commence à introduire des éléments extérieurs (papiers froissés, sables, terres) dans ses créations qui ont dès lors trouvé leur orientation. Il puise désormais sa palette dans la nature, recueillant pendant ses pérégrinations des centaines de sables de texture et de coloris variés qui sont pour lui autant de “poussières de soleil ”. Il va alors patiemment travailler cette matière première originale figée dans la résine, parfois altérée par des infiltrations de sulfates ou d’oxydes pour obtenir l’illusion d’érosion intemporelle propice aux interprétations chimériques.

 

            Errant de plages en déserts comme un pèlerin en quête de réponse, il a exploré pendant des années les contrées du pourtour méditerranéen pour les transcrire à son retour à travers le prisme de son imaginaire. Peinture de souvenirs ...Souvenirs de voyages, inventés autant que vécus, et de Mémoires intérieures ou rêvées...Si on a un jour enfermé quelques grains de sable dans des fioles en verre pour qu’en s’écoulant ils indiquent le temps perdu, c’est pour essayer de retrouver le temps évanoui que Fournel les fixe depuis près de trente ans sur de vastes toiles, créant des sabliers d’une autre dimension.

 

            Les plages languedociennes initient son oeuvre de sables. Fasciné par les marais salants et les immensités miroitantes camarguaises, il parcourt plusieurs saisons de suite les environs d’Aigues-Mortes et fige ces étendues sauvages où les effets de lumières mouvantes font se confondre à certaines heures l’eau le ciel et le sable en rivages incertains et vaporeux... Terres inhabitées et pures qui pourraient être celles des origines, elles s’offrent à tous les vagabondages, entre contemplation et méditation..

 

            Puis, suivant une évolution progressive qui paraît vouloir remonter les étapes de la création de l’Humanité, il a d’abord ciselé les plaines  stériles des déserts, le Tassili, l’Egypte et les lieux bibliques avant de fossiliser ses “Mémoires de Pierre” et  de réveiller le passé oublié.

 

“Avez-vous marché dans la poussière d’or des déserts qu’inlassablement le vent créateur d’images éphémères anime?

Avez-vous vu dans le grand Erg les grandes dunes érodées où s’impriment le moindre souffle de brise, la moindre trace animale. Là où se fige pour un instant après leur passage la fine passementerie des insectes qui traversent la dune et où se dessine furtivement l’empreinte du pied qui foule sa cendre d’orfèvre ?”*

            Il débute ce qu’il nomme lui-même sa Croisade des sables, avec la conquête des déserts où l’oeil se perd dans l’infini aride aux symphonies changeantes de sables et de pierres.  Nature austère et impitoyable qui témoigne mieux que tout autre des effets du temps enfui, d’une durée qui n’est plus à l’échelle humaine mais se devine dans les strates géologiques dont Fournel détient une compréhension secrète...Dunes irisées du Sahara, plateaux écorchés du Hoggar, oasis salvatrices, mégalithes naturels sculptés par les tempêtes deviennent ses sources d’inspiration. Peintures d’une Terre mise à nu, dévoilant les aspérités de son écorce livrée aux brûlures.

D’une transparence diffuse et magique, tous ses paysages réfléchissent la lumière qui opère la fusion des éléments cristallisés, créant l’illusion du scintillement des roches incandescentes et du poudroiement des limons balayés par les vents...

Aucun tumulte dans ces toiles telluriques mais au contraire l'expression d'un univers révélé après le Chaos, exprimant la vie au-delà de la vie, quand tout est achevé mais que reste l'empreinte du Passage, abandonnée aux vents. Terres immémoriales où vibre encore l’insondable Présence...

Artiste du “rien” qu’est le désert, il tire du néant des sables des oeuvres d’éternité qui signalent l’essentiel; mais comme le dit le Petit Prince à Saint-Exupéry, dans le Sahara : “ l’essentiel est invisible pour les yeux ...”

N’est-ce pas justement dans ces lieux inhospitaliers que ce sont déroulés les épisodes les plus marquants des trois principales religions monothéistes? Christianisme, judaïsme et islam sont nés au désert, décor des  grandes révélations... 

Il est l’espace privilégié pour rencontrer le Trés-Haut, ou dialoguer avec sa propre conscience. C’est là que l’on se réfugie pour échapper à ses ennemis, là où l’on affronte démons et tentations pour se purifier, et grandir. Une légende arabe en fait le jardin d’Allah; Moïse, pasteur des Hébreux, va y passer quarante années de nomadisme et de privation avec son peuple. Jean-Baptiste y prêche pour annoncer l’approche d’un nouveau Royaume, et Jésus s’y rend pour entendre la voix de son Père, écouter les Anges et trouver le Diable...

Théâtre à la démesure des passions humaines, scène d’épreuves initiatiques et d’absolu qui abolit l’artifice et entraîne les êtres au bout d’eux-mêmes, le désert fascine et attire.

Or l’âme de ces terres d’épopées imprègne les toiles dépeuplées et pourtant tellement habitées de Fournel, ces miroirs d'un monde délivré de la présence humaine, rendu à son essence fondamentale et restituant subtilement la lumière piégée au cours des siècles dans ses ocres. 

 

            Seules traces d’humanité, les Cités, surgissant à l’horizon des toiles comme ces mirages qui apparaissent aux voyageurs hallucinés de soleil et de chaleur.

Villes saintes de la Bible, telles Jérusalem, sacrée et guerrière derrière ses remparts, ou Massada la martyre...Villes ruches de Cappadoce, vestiges égyptiens, ruines des plateaux pétrifiés rompant la platitude des étendues sans fin, elles reflètent la beauté muette et intemporelle de ce qui a résisté aux assauts de l’âge et de l’Histoire...Villes altières et souveraines, fortes d’une existence propre qui paraît ne rien devoir à l’exubérante animation de la vie quotidienne. Seuls, parfois, les monuments  sacrés : églises, coupoles, minarets sont identifiables, émergeant dans leur verticalité d’une silhouette urbaine linéaire et fantomatique... Comme si la spiritualité sous quelque forme qu’elle ait prise était l’unique caractère de l’homme que l’artiste juge digne d’être souligné dans ses Villes elles aussi envahies de silence ....

 

            Mais le désert incite à d’autres explorations. Aussi, après ces images de voyages, ses interrogations vont le conduire à une errance plus intime. A la recherche de sa vérité, P. Fournel symbolise ses "Mémoires de Pierre" dans des tableaux qui sont autant signes d’espaces intérieurs dévoilés que témoignages poétiques de l'âme du monde minéral.

Lacérations, empreintes inconnues érodées, scarifications géantes, dessins et tatouages énigmatiques, squelettes d’étranges concrétions, ses toiles évoquent à la fois les étapes de son cheminement personnel mais également une époque où le désert était mer, forêts et savanes irriguées, peuplées d’une vie exubérante que racontent encore localement certaines gravures rupestres préhistoriques. Introspection et mémoires fossiles sont ainsi mêlées en images complexes dont seul l’auteur connaît la signification.

 

“Jai broyé la pierre

Tamisé la pierre

 Pétri la pierre

J’ai gravé dans la pierre

Des mots silencieux

Des signes mystérieux

Des empreintes mystiques

J’ai pétrifié

Fossilé

Eternisé

      La mémoire de Pierre” **

 

            Mais puisque à l'origine était le Verbe.. Pierre Fournel poursuivant son chemin de connaissance à travers le temps va réinventer les mots pour nous communiquer d’autres souvenirs, en dessinant son propre langage.

Lors d’un voyage en Egypte, il avait déjà été interpellé par les hiéroglyphes expressifs gravés sur les monumentales constructions civiles et religieuses transformées en archives éternelles.

Mais captivé par l’idée qu’une autre prestigieuse civilisation ait pu totalement disparaître, sans laisser de témoignages,  en étant anéantie par un cataclysme naturel, il va nous entraîner sur "les traces de l'Atlantide" après un voyage particulièrement marquant sur l’île égéenne de Santorin, l’ancienne Théra...Porteuse d’une histoire volcanique brutale aux conséquences dévastatrices qui auraient précipité la chute de la puissante culture minoenne et bouleversé avec violence l’environnement 1500 ans av. JC, elle incite l’artiste aux fantasmes. Il en fait le berceau de cette étonnante population mentionnée par Platon ” (...) Or, dans cette île, l’Atlantide, s’était constitué un empire vaste et merveilleux, que gouvernaient des rois dont le pouvoir s’étendait non seulement sur cette île toute entière, mais aussi sur beaucoup d’autres îles et sur des parties du continent (...)” ***

Il va alors réaliser une peinture d’initié destinée à briser le silence des oubliés, de ce peuple légendaire devenu à force de mystères mythe d'enfance...Tableaux-alphabets où la multitude des signes composés est imprimée selon une technique rappelant celle des sceaux-cylindres sumériens. Ciselant des outils et des tampons, il retrouve les gestes des antiques graveurs et répète à l'infini des graffitis et des symboles envoûtants qui rythment dans une ordonnance stricte des toiles devenues livres aux récits fictifs indéchiffrables ou transposant au contraire quelques évènements anecdotiques. L'artiste est alors son propre Champollion, décryptant pour le spectateur les codes magiques qui envahissent architectures, stèles commémoratives, obélisques, colonnes et tambours d’un autre âge, sauvés du naufrage de l’abandon. Des temples ésotériques, des salles obscures et cabalistiques  percées de portes ouvertes sur d’étranges lumières nous invitent ainsi à entrer, pour avancer vers d’autres chemins...

Aux confins du mythe et du mystique, la peinture transformée en calligraphie poétique s'érige en Tables de lois  et  Pierres de Rosette d'existences imaginées au plus secret des rêves d'innocence...

 

            Parce qu’il considère à juste titre que l’écriture est la mémoire de l’humanité dont elle pérennise le passage, il va encore approfondir ses recherches, paraissant soucieux de laisser sa propre marque pour échapper à l’oubli. Comme si, pour lui, l’écrit, signature incontestable d’une identité, garantissait davantage l’éternité que l’image, il tente de réaliser la symbiose des deux en créant des tableaux-manuscrits aussi esthétiques que bavards. En Gutenberg des sables, il poursuit donc ses inventions  dans la série des "Etendards de Liberté" voués à Eluard. Sur ces nouveaux papyrus  faits d’étroites et longues bannières brunâtres de toiles encollées, ses pictogrammes originaux toujours très proches de l’idée des premières écritures cunéiformes, yéménites ou égyptiennes, nous content encore une vérité dont il conserve les clés, laissant ainsi derrière lui les oriflammes d’une histoire à interpréter.

 

            Actuellement, dans la sérénité de son atelier de Castelnau-le-Lez, le Moulin des Guilhems, le peintre a deux projets en cours d’élaboration.

            Abordant un thème qui lui est cher et qu’il avait déjà partiellement illustré à travers quelques Châteaux, il emprunte certains jours le chemin des Parfaits pour restituer dans les “Terres Cathares” l’esprit de ce  passé qui  a laissé tant de marques...

            Mais il prépare également une rétrospective monumentale de son travail. Reprenant toutes les étapes de son évolution, inévitablement enrichies de son expérience, il conçoit un puzzle de toiles de petites dimensions, au format homogène. “Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait d’autres” elles formeront une immense fresque de mémoire destinée à être exposée à Rodez, au Musée Denis Puech, en 1999, en parallèle avec les tableaux de son fils Jacques Fournel. Mais là ne s’achèvera pas son destin, car l’artiste compte bien la poursuivre tout au long des années à venir, imaginant ainsi une composition sans fin, ouverte aux futurs legs...

 

            Chaman d'un univers qui appréhende l'autre côté du monde visible et matériel, P. Fournel brode aux sables et à la résine une oeuvre universelle accessible à tous les regards. Intemporelles, surgissant comme de millénaires fossiles et vestiges archéologiques patinés par le temps, ses créations semblent avoir survécu à toutes les apocalypses.. Pour témoigner, à jamais...Chez lui le silence délivre un message, mais l'écriture se tait et nous interroge. Il évoque sans dire, puis nous dit, sans évoquer...L'indéfinissable trace... Artiste relais, qui pétrifie pour l'éternité d'inconscientes réminiscences en tableaux résonances des origines. Comme un immortel qui aurait connu tous les âges de notre Histoire, porteur d'un savoir qu'il nous restitue, en héritage...

 

* Extrait du Poème “Grains  de  sables” de P. Fournel

** Poème de P. Fournel

*** Timée / Critias - Platon (25 a-d)   

 

 

Sophie Laboucarié

Texte Publié dans "La rencontre" - Revue des Amis du Musée Fabre. N°43. 1998 

 

­

bottom of page